Ok c’est parti, alors au début, mes rêves étaient souvent remplis de monstres de tous poils. C’était la grande époque où mon lit se permettait de partir en voyage sans que je l’y autorise, en m’emportant avec lui comme un bagage. Il m’emmenait alors en des lieux plutôt glauques, genre avec une ambiance malsaine, le style d’endroit peuplé d’âmes en peine. Il y avait les Tristes, des revenants aux cernes nettement marqués et aux yeux entièrement blancs d’avoir tant pleuré ; les Apeurés, des espèces de spectres terrorisés qui couraient partout en poussant de temps à autre des cris stridents, et puis alors les Courroucés, assez dangereux ceux-là, sortes de zombies survoltés et agressifs semblant en avoir après la terre entière.
Tétanisé par l’effroi qui m’envahissait à la vue du spectacle, je me réveillais souvent en louchant. Oui en fait, j’avais remarqué que loucher, dans un rêve, aussi ridicule que cela puisse paraître, avait pour conséquence de me réveiller instantanément, et quand j’étais petit je me servais de cette technique pour sortir d’un rêve qui me faisait flipper : le tout était d’y penser. Je me dis que ce réveil artificiel est peut-être dû à l’interruption du mouvement rapide des yeux caractéristique du «sommeil paradoxal» et d’ailleurs si quelqu’un en sait plus sur le sujet, merci de m’en faire part.
Enfin bon, par la suite, la puberté m’a apporté un potentiel assez intéressant en terme de créativité onirique, à savoir le romantisme fougueux, qui me conférait le pouvoir de voler de-ci de-là, arpentant les rues, traversant les avenues, léger comme une ombre, serein comme un ange. Porté par tous les vents telle une feuille d’automne un soir d’été, heureux et amoureux comme pas deux, je franchissais murs et cloisons à loisir, puis frôlais doucement une élue menue toute émue qui en perdait sa tenue, et me l’envoyais un vieux coup avant de repartir virevolter dans la brise en fête, le sourire aux lèvres, l’esprit souple et le coeur soulagé, pour continuer à prêcher la bonne nouvelle aux voisines.
Oh mais je te rassure tout de suite, le sentimentalisme enthousiaste, ça ne dure qu’un temps. A vrai dire, mes rêves, pour la plupart, étaient le reflet d’angoisses adolescentes plus que de fantasmes couillus. Il y avait ce téléphone aux touches minuscules, ces mains engourdies qui grandissaient à vue d’oeil, et mon incapacité à composer le moindre numéro. Je tentais alors une petite escapade nocturne, et en général je n’allais pas bien loin : la viscosité de l’air était telle qu’atteindre le bout de la rue sans m’écrouler d’épuisement constituait une performance – et ce crétin de lit, qui aurait pu bien m’aider pour le coup, pas moyen de le faire bouger. Moi qui naguère appréhendais les voyages forcés, je me retrouvais à lutter contre cette inertie imposée.
Bref, tout ça pour dire qu’aujourd’hui, c’est encore différent. Récemment, à plusieurs reprises, j’ai rêvé que je voulais rentrer chez moi (probablement après une escapade nocturne dorénavant maîtrisée) mais tout était fait pour m’y empêcher : réverbères soudainement éteints dans la nuit, routes barrées, déviations abominables, altération massive du paysage et du décor, jeunes obsédés volants m’indiquant délibérément la mauvaise direction, etc. C’était terrible, pas moyen de retrouver mon chemin, impossible de faire marche arrière.
Sous le poids de tant de frustration, dernièrement, j’ai craqué, j’ai vomi ma colère à la face du monde jusqu’à en être complètement vidé. Puis, abattu et déprimé, je me suis effondré par terre en fondant en larmes. C’est alors que j’ai aperçu un véhicule glissant à toute berzingue dans ma direction. J’ai commencé à détaler, mais c’était déjà trop tard, j’allais être bientôt percuté de plein fouet, par réflexe mes bras se sont regroupés devant mon visage, j’ai fermé les yeux et j’ai hurlé.
Quelques secondes plus tard, j’ai rouvert un oeil, puis deux, il y avait un lit juste devant moi. J’ai entendu une petite voix tremblante venant de sous la couette : «Bouhouhou veux pas aller chez les âmes en peine ….»
J’ai alors compris que je venais d’incarner tour à tour les monstres de mon enfance, et putain, je peux te dire que j’ai louché !