Comme à l’accoutumée, le psychiatre et moi étions assis face à face, à distance courtoise. Courtoise car nous étions assez proches pour parler sans forcer la voix mais suffisamment éloignés pour que les rideaux de fenêtre ne nous prennent pas non plus pour des potes.
Fidèle à son habitude, il écoutait attentivement mon silence, que nous nous autorisions à rompre de temps à autre afin de laisser place à l’expression sincère de nos travaux intestinaux.
Quant à moi, pour éviter de scruter un peu partout et ne pas savoir où poser les yeux, je tentais d’établir un contact oculaire avec l’armoire du fond, dont je me demandais au passage ce qu’elle pouvait bien dissimuler. Toutefois, ne trouvant pas d’écho à mon regard, mon entreprise semblait bien vaine, et je me demandais si le joli meuble était doté des organes recherchés.
Quelques anges passés, je perdis courage et acceptai, non sans amertume, que si les murs ont des oreilles, les armoires n’ont pas d’yeux.
En même temps, ayant observé les petits chérubins ailés du coin de l’oeil, j’appris qu’ils étaient en réalité un seul et même individu qui, après son passage, fait discrètement le tour par derrière avant de revenir. En effet, lors de la dixième apparition, il m’adressa un « Ah t’es casse-couilles à la fin, dis quelque chose, une connerie, n’importe quoi, que je puisse me barrer, bordel » qui, en plus de me renseigner sur le sexe des anges, me prouva leur unicité.
« A quoi pensez-vous ? » me demanda le psychiatre sur un ton poussant la neutralité à son paroxysme.
Cet instant fut crucial.
Je me voyais effectivement très mal lui relater mes réflexions sur les armoires sans yeux et les anges de passage. J’avais peur d’être tout simplement ridicule. Peut-être n’aurait-il pas trouvé ces histoires risibles, mais moi je me serais senti honteux de lui raconter ces conneries.
Je trouvai donc rapidement une échappatoire consistant à évoquer un problème psychique classique.
« Euh … en fait … bah je pense que je suis l’Elu de la Matrice … mmm ouais enfin ouais, Neo c’est moi, quoi. Je suis capable de me battre et vaincre des tas de mecs en costard sur leur propre terrain et puis de ralentir le cours du temps aussi. »
Il arbora une mine déconfite et sembla figé sur place.
« Bah tu vois, qu’est ce que je disais ! » rajoutai-je.
Silence absolu.
L’ange était sur le point de refaire un petit tour lorsque, soudainement tout sourire, il me répondit.
« Enfin ! C’est pas trop tôt, après deux ans d’analyse ! Pour ma part, je suis celui qu’on appelle l’Architecte. »
Sur ce, nous entrâmes dans une crise de fou rire d’une qualité rare, si bien que nous en vînmes aux larmes. Les éclats de rire de l’un relançaient ceux de l’autre dans un tourbillon co(s)mique sans fin. Quelques minutes plus tard, toujours plié en quatre, l’Architecte se leva et se dirigea d’un pas haché vers l’armoire (pour info, moi j’étais tombé de ma chaise tellement j’en pouvais plus).
Non sans mal, il ouvrit ce qui se révéla être ni plus ni moins que la cachette d’un mini-bar fort respectable.
« T’as raison ! » s’exclama-t-il. « Les armoires n’ont beau pas avoir d’yeux, elles n’en contiennent pas moins des mini-bars fort respectables ! Allez relève-toi au lieu de te marrer par terre, on va boire des coups ! »
Avant même que nous eûmes trinqué, l’angelot nous rejoignit, équipé cette fois d’une petite harpe dont il jouait avec une aisance formidable. Nous bûmes donc tous ensemble dans une ambiance de fête invraisemblable.
Puis, subitement, l’Architecte reprit son air le plus sérieux et le petit ange repartit avec sa harpe en un clin d’oeil.
« Hé bien, le temps passe, on va peut-être s’en tenir là pour aujourd’hui … »
Je repartis comblé, avec un entonnoir gratuit (avec poignée) ainsi qu’un bon pour parrainer un ami.