En primaire déjà, j’étais versé dans les sciences plus que dans les lettres : je ne craignais pas les additions salées et parfois m’arrivait-il de m’engager dans des divisions d’élite, mais je montrais souvent page blanche aux épreuves d’expression écrite. En somme, si je pouvais affirmer sans trembler que la poule pond exactement 3,75 oeufs par semaine, je doutais fortement de moi lorsqu’il nous était demandé de disserter sur les perspectives culinaires possibles à moyen terme, compte tenu des denrées du problème.
En fait j’aurais bien aimé exposer mon goût pour les omelettes aux lardons, mais j’étais effrayé à l’idée de dévoiler ce regard intime et si personnel sur la gastronomie moderne. Terrible secret dont la révélation m’aurait certainement valu une copie bardée de rouge, les reproches d’une correctrice humiliante face à toute la classe, un passage à tabac improvisé dans la foulée par Yann et ses potes sous les rires moqueurs de Sandrine et ses copines, un avis de renvoi immédiat de la part du directeur furieux à mes parents résignés, et mon exclusion définitive et sans appel du système éducatif national.
La maîtresse ayant fait part à mère de ce mystérieux laconisme soi-disant injustifié, cette dernière, pour tenter de me décoincer la plume, décida de me confier aux bons soins d’une voisine. Aussi me rendis-je un beau jour au domicile de Viviane, armé de mon cahier petit format flambant neuf, afin de m’adonner aux plaisirs de l’écriture sous la tutelle de la jeune femme, qui était une passionnée de littérature. Mes pages vierges n’avaient qu’à se tenir à carreau : elles allaient bientôt en prendre pour leurs grammes.
Viviane était peintre et habitait parmi toiles et sculptures de sa création. Son visage d’une pâleur discrète n’était troublé que par deux yeux sombres abrités derrière des lunettes, les sommets de ses oreilles osaient à peine émerger de ses longs cheveux raides et noirs, et elle arborait souvent un sourire timide dont j’ignorais s’il cachait une sérénité parfaite ou une fragile mélancolie ; cela ne faisait aucun doute, Viviane était une artiste.
J’allais chez mon artiste-peintre toutes les semaines. Le déroulement des cours était simple : un thème m’était imposé, et je devais pondre une petite rédaction en conséquence. Chaque mercredi je glissais donc mes doigts dans l’enveloppe que me tendait Viviane pour en recueillir un des petits papiers qu’elle avait pliés avec soin, puis me lançais, sous son aile, dans la confection d’une anecdote sur le sujet ainsi tiré au sort parmi ceux qu’elle avait imaginés – les femmes aiment qu’on leur raconte des histoires, du moment que ces dernières répondent à leurs attentes.
A l’issue de l’exercice, munie d’un stylo vert, elle m’indiquait mes erreurs, inscrivait éventuellement quelques commentaires, et apportait une appréciation à l’ensemble. Viviane était douce et n’aurait su écrire en rouge sur mon cahier. Pour infliger des corrections on use de la sévérité du rouge, mais c’est en vert que l’on administre des soins, c’est connu.
Ainsi, au fil du temps, Viviane apprenait ma vie : par exemple et en vrac, mon étonnement face à la puissance de calcul de ma tortue d’eau, mon admiration sans borne pour l’humour de mon ordinateur, ou encore la timidité de mon meilleur copain qui, lorsqu’on lui touche la tête, dit «schplouf» et s’en va. J’avais souvent droit à des «Bien» et j’obtins même quelques «Très bien» … c’était certain, elle appréciait ma prose.
Lentement mais sûrement, je me sentais de plus en plus à l’aise avec Viviane et prenais quelques libertés. Parfois, lorsque le thème m’inspirait trop peu, elle m’accordait une seconde chance en me permettant de replonger dans son enveloppe, et me laissait ainsi l’espoir de la satisfaire. Un jour, j’eus même le toupet de rejeter l’une après l’autre toutes ses propositions pour finalement lui imposer ce qui me semblait bon pour elle – nous les hommes sommes sadiques et nous complaisons à pousser les femmes à bout. Mais Viviane ne m’en voulut pas : elle devait m’aimer.
Malheureusement avec la fin de l’année scolaire arriva celle de nos rendez-vous, et je n’eus pas l’occasion de lui parler des photos que ma soeur et moi prenions de notre chat en plein vol plané.
Quelques années plus tard, je pris des cours de natation, car je ne me jetais pas à l’eau volontiers. Devant mon travail à l’ardeur limitée, la maître-nageuse semblait quelque peu exaspérée et finit par me demander si j’avais une copine, ce à quoi, malgré ma surprise, je répondis. Regardant de haut mon corps malingre d’adolescent naissant agrippé aux rebords de la piscine, elle me confia, avec un sourcil relevé, que mon célibat ne l’étonnait guère. Cette femme n’était pas une artiste.
Quant à Viviane, je ne l’ai jamais revue.