Dans le petit parc juste en face, le midi, il y a des vieux, des amoureux, et des gens qui mangent des sandwiches.
La population est répartie selon une loi de diffusion totale : chaque individu ou couple est unique en son banc.
En plus de choisir une place libre où m’installer, je dois donc également m’inscrire dans une des trois catégories d’habitants afin d’être pleinement intégré. Etant données les contraintes du problème, il me faut peu de temps avant de me décider à pousser la porte de la boulangerie la plus proche.
Je suis de retour quelques minutes plus tard, muni de mon ticket d’entrée en forme de crudités-thon. Trois euros cinquante, c’est pas cadeau, mais j’avais qu’à être sénile ou accompagné, et puis y’a de la mayonnaise.
Me voilà donc nouveau venu parmi les gens qui mangent des sandwiches. Il n’existe pas de nom pour les désigner. Les personnes à la peau fripée et aux mouvements difficiles sont les vieux, celles en couples qui se défont sur les lames de ton plafond sont les amoureux, mais les gens qui mangent des sandwiches sont les gens qui mangent des sandwiches. Ils sont innommables.
Mon banc est assez bien situé, un vrai un poste d’observation. J’y suis assis sensiblement excentré : même s’il est pour moi seul, il me paraîtrait inconvenable de prendre toute la place à m’y asseoir en son milieu.
Je ne regarde pas les vieux : il ne sont pas très agréables à l’oeil. D’ailleurs je n’aimerais pas qu’on me prenne pour un vieux, de loin, par erreur. Je brandis donc mon crudités-thon et je mords dedans avec vigueur, histoire qu’on remarque bien que je suis quelqu’un qui mange un sandwich.
Je regarde alors les amoureux, déjà plus enviables. J’ai deux couples dans mon champ de vision, un face à moi, l’autre légèrement sur la droite. Deux belles paires d’amants rien que pour moi.
Un baiser et je croque une feuille de salade. Une caresse et j’avale une miette de thon. Un rire complice et je m’envoie une rondelle de tomate. Je me sens un peu très con mais j’assiste au spectacle malgré tout. Heureusement y’a de la mayonnaise.
J’ai l’impression d’avoir à me justifer auprès des vieux. Je crois qu’ils me regardent de travers. J’ai presque envie d’aller les voir et leur formuler un pipeau d’excuse. « Hey en fait je suis pas seul, je pourrais très bien faire comme les autres là-bas, c’est juste que ma copine elle est partie déjeuner chez sa grand-tante qui habite à Dijon mais elle va revenir tout de suite alors en attendant je me tape un sandwich à la mayonnaise vous voyez comme je pense à elle énormément ! »
Bon j’achève mon crudités-thon et je me lève.
Je suis sur le point de quitter le parc quand j’aperçois une jeune femme assise sur un banc un peu plus loin. Légèrement excentrée, politesse, c’est bien. Elle n’est pas tout près, mais d’ici je peux quand-même affirmer qu’elle a un très joli jambon-beurre.
Elle n’a d’yeux que pour les amoureux, les autres là-bas.
C’est une femme qui mange un sandwich.